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Résumé de la discussion
- MthS-MlndN
- 25-09-2008 17:33:45
LES EVENEMENTS RELATES DANS CE TEXTE ONT LIEU LE LUNDI SEPT JUILLET DEUX MILLE HUIT ENTRE DIX-SEPT ET DIX-HUIT HEURES.
17:00:01
Quelle merde, ne put s'empêcher de penser Malandrin. Devant lui, le visage du Samaritain s'était littéralement décomposé, et Malandrin se sentait presque coupable de l'entraîner là-dedans contre son gré.
"Ecoutez, commença-t-il, cherchant ses mots, réfléchissant à une façon détournée d'exprimer le nouveau problème, jugeant finalement qu'il serait parfaitement inutile de cacher quoi que ce soit. Voilà la situation : une sorte de maniaque m'a assommé et attaché ce collier bizarroïde autour du cou. Je ne sais pas pourquoi il m'en veut, mais étant un flic plutôt renommé, j'ai fait coffrer tellement de gens que je ne vois pas lequel d'entre eux pourrait m'en vouloir plus qu'un autre. Tout ce que je sais, c'est que ce collier contient une charge explosive, qui ne met pas votre vie en danger, mais menace sérieusement la mienne."
Malandrin avait soudain l'impression que son honnêteté spontanée était une mauvaise décision : le Samaritain était plus pâle que n'importe quel cachet d'aspirine (la voilà qui revenait, cette bonne vieille aspirine ; Malandrin se demandait pourquoi, après l'affaire Chiame-Sepre, il n'avait pas pris le réflexe d'en avoir toujours sur lui, et aurait, à ce moment précis, vendu père et mère, même pour un demi-cachet seulement). Trentenaire, il faisait soudain le double de son âge ; la terreur de la Mort prenait le dessus sur n'importe quel raisonnement logique. Il était temps, hélas, de jouer sur l'émotionnel.
"L'homme qui me traque et qui joue avec moi comme un chat avec une souris, je l'appelle l'Evaluateur. Il teste ma résistance, et si je défaillis, il sépare ma tête de mon corps juste en appuyant sur un bouton. Le seul problème, c'est que cet enfoiré vient tout juste de rajouter une règle au jeu : si vous vous éloignez de moi de plus de dix mètres, je meurs sur le champ. - Et... (La voix du Samaritain tremblait dangereusement.) Où est-il ? Il vous observe ? - Lui, sans doute pas, mais il a posté du monde dans tout Londres pour m'observer à sa place. Il a des yeux pour me voir et des mains pour agir à sa place. Lui, il doit être planqué dans un bunker quelconque, recevant les nouvelles du front par téléphone. Il s'agit d'un groupe bien organisé, mais répondant à ses ordres sans jamais broncher. - Je ne veux pas être m-mêlé à cette affaire, fit promptement le jeune homme, des larmes montant à ses yeux tandis qu'il mordillait l'intérieur de ses joues. - Vous ne craignez rien, il n'en a rien à foutre de vous. Tout ce qu'il cherche, c'est une chance supplémentaire de me faire perdre la partie plus vite que prévu. Si vous fuyez, je meurs, et c'est tout ce qu'il souhaite. Et si cela vous laisse traumatisé et vous jugeant coupable de la mort d'un homme, il n'en aura rien à foutre. Si vous survivez, ça lui ira très bien aussi. - Quelle promesse p-pouvez-vous me faire l-l-là-dessus ? - Aucune. C'est mon expérience qui parle. Je suis l'unique cible de l'affaire. L'Evaluateur veut me faire perdre, mais il ne tient pas non plus à transformer Londres en un lieu de massacre. Et les ordres qu'il a donnés à ses Mains et à ses Yeux sont de ne pas me laisser approcher d'eux sans réagir. Ils ont ordre de m'abattre si je tente de m'en prendre à eux. Votre rôle là-dedans est mineur. Vous êtes juste un outil de plus qu'il utilise ; vous pouvez être son arme ou mon bouclier. Dans aucun des deux rôles, vous ne risquez de vous faire abattre ; je pourrais presque vous le promettre."
Le Samaritain marmonna un "trente secondes" à peine audible et s'assit en tailleur par terre. Malandrin sortit une cigarette de son paquet, l'alluma, en tira une bouffée. La moindre des choses qu'il pouvait faire, c'était de lui laisser le temps de la réflexion. Les trente secondes durèrent plus de deux minutes ; le visage du Samaritain s'illuminait par éclairs d'expressions intenses et, pour la plupart, très sombres. Au bout d'un moment, il se releva en silence, regarda Malandrin qui reçut son désarroi comme un coup de couteau, et lui dit froidement :
"Quelles sont les règles du jeu ?"
Malandrin lui jeta un regard qu'il aurait voulu protecteur et plein d'espoir, sans conviction aucune d'y être parvenu. Il détailla le déroulement des évènements dans l'ordre : les énigmes, les voyages dans Londres, le temps imparti, jusqu'au pouce qu'il devrait lever pour manifester son accord.
"Et si je ne lève pas le pouce ? - Si vous ne faites rien, il ne me donne pas la suite des instructions, et j'attends de crever. Si vous partez, vous accélérez ma mort. - Donc je n'ai pas le choix ? - Si. Vous l'avez. (L'espoir de Malandrin oscillait soudain intensément.) Vous avez le choix. En votre âme et conscience. - Vous pensez pouvoir vous en sortir ? - Ca dépend des moments, répondit Malandrin en s'asseyant à terre à son tour, fumant presque le filtre de sa cigarette. Des fois mon âme y croit, d'autres fois ma logique me rappelle que quand un chat joue avec une souris, il finit toujours par la tuer et la dévorer... Ou l'offrir à ses maîtres. Si c'est une Main qui s'occupe de mon cas, je serai son offrande à la cervelle. - L'Evaluateur. - Bingo."
Le Samaritain souffla lourdement. Puis il leva le bras, tendant le pouce droit, se hissant sur la pointe des pieds, il aurait voulu toucher le Ciel, comme pour percer d'un coup d'épée le coeur d'un Dieu de vengeance assis sur un nuage et savourant son plan destructeur.
Après quelques secondes, le téléphone sonnait dans la poche de Malandrin.
17:15:57
"Allo ? - Le jeune homme vous rejoint donc, hein ? L'avez-vous entretenu des risques qu'il prend ? - Je suis persuadé qu'il n'en prend aucun. - Pourquoi donc ? - Parce que c'est à moi que vous en voulez. Lui, c'est un personnage secondaire dans votre pièce de théâtre. - Vous savez, il n'est pas rare que le valet du maître meure lors de l'acte V. - Nous n'aimons pas les mêmes pièces de théâtre, on dirait. - Quel est son nom ? Demandez-lui son nom."
Malandrin tendit sur le côté son bras droit, qui tenait le téléphone.
"Comment vous appellez-vous ? - Bastien Lanvois. - Il s'appelle Bastien Lanvois, fit Malandrin en recollant le combiné à son oreille. - Je raccourcirai en Bastien L., décréta l'Evaluateur. C'est un anagramme du mot instable. Et cet Instable est donc disposé à vous aider ? - Oui. - Très bien. Passez-le moi, je vous en prie. Et pendant ce temps-là, trouvez donc un stylo et une feuille."
Malandrin se tourna vers Lanvois.
"Il veut vous parler. - Arf, super... - Ne le provoquez surtout pas, attendez qu'il vous laisse la parole, répondez neutrement. Et... Avez-vous un stylo sur vous ? - Non, hélas. - Bon, je vais me démerder."
Malandrin tendit le téléphone à Lanvois, qui le vit s'adresser à un passant tandis qu'il portait le combiné à son visage.
"Allo ? - Bonjour, mon cher. (Lanvois fut d'emblée surpris par le calme et la lenteur de son élocution.) Puisque vous êtes Bastien L, j'ai décidé de vous appeler l'Instable, j'espère que ça ne vous gêne pas ? - L'Instable ?.. Ah, un anagramme ? - Oui, mon cher. Votre cervelle a l'air de fonctionner comme il faut. Ca tombe bien, elle vous servira ces prochaines heures, surtout si vous comptez survivre quelque temps."
Lanvois déglutit lourdement.
"Attendez... Malandrin m'a dit que je ne risquais rien ?! - Malandrin vous a dit ce que vous vouliez entendre. Simple question de survie. Mais il ne sait pas ce que j'ai réservé pour vous. (Quelques secondes de silence.) Vous m'avez l'air très attentif, d'un coup ?"
Tout en parlementant avec un grand British coiffé d'un haut-de-forme, le stéréotype de l'Anglais, aussi fréquent sur les photos d'époque que rare dans la City contemporaine, Malandrin jeta un oeil inquiet à Lanvois, qui venait soudain de pâlir, pire encore que lorsqu'il avait dû lui annoncer la nécessité absolue de leur collaboration. Qu'est-ce que l'Evaluateur pouvait être en train de lui dire ?
"Ecoutez, je... j-je n'ai rien à voir l-l-là-dedans, d-d'accord ? - Si, Instable. Vous avez accepté de sauver la peau à Malandrin ; notre affaire devient donc personnelle. Si Malandrin gagne, vous gagnez aussi, et je serai bon joueur. En revanche, s'il perd, vous perdez aussi, et je vous fais abattre."
Malandrin revenait vers Lanvois, victorieux. Il tenait un stylo Bic noir et un paquet de mouchoirs -- faute de feuilles de papier. Sa victoire était néanmoins amère : Lanvois semblait plus bas que terre. Visiblement, il paniquait.
"N'écoutez pas ses salades, lui glissa-t-il discrètement tout en s'emparant du téléphone. Qu'est-ce que vous lui avez dit ? s'exclama-t-il à l'attention de l'Evaluateur. - Je lui ai dit la vérité, Malandrin. Etes-vous prêt à noter ? Je vais vous dicter trois suites que vous devrez compléter. Sommez les réponses et vous obtiendrez le prochain code."
Observant distraitement Malandrin, qui écrivait de longues suites de caractères sur un mouchoir encore plié, Lanvois remuait intérieurement d'horribles questions. Il ne pouvait plus fuir, il devait collaborer avec Malandrin, l'aider, il n'avait plus le choix. Mais l'Evaluateur était-il aussi bon joueur qu'il le prétendait ?..
17:31:19
Malandrin raccrocha. Lanvois fit l'effort de s'approcher de lui et lut les suites de caractères inscrites sur le mouchoir. Après quelques secondes d'adaptation aux pattes de mouche de Malandrin (qui aurait pu être médecin, pensa-t-il brièvement), il lut :
OHBAOIBOOCOEADBOAGBAOAAHOAADBOOEODOEBABD 1000-1-50-50-V-500-1-10-VIII-XXI-1-XX 16+7-14+23+9-30-8+17+3-0-14+23+9-29-2+10+10-24
Lanvois regarda Malandrin droit dans les yeux, dubitatif.
"Il n'a rien dit de plus ? - Si. Pour la troisième, il a ajouté : Portons dix bons whiskys à l'avocat goujat qui fumait au zoo. - Je vois. Un pangramme défectif."
Malandrin se tut, interloqué.
"Pardon ? - C'est une phrase de Georges Perec. Il reprend un pangramme, une phrase qui contient les vingt-six lettres de l'alphabet, et la transforme de telle façon qu'il n'en reste plus que vingt-cinq. Cette phrase contient toutes les lettres de l'alphabet sauf la lettre E. - Et les nombres qui vont avec doivent nous donner des lettres à prélever. - Alors peut-être devrons-nous y rajouter les E ensuite, fit Lanvois, que la panique n'empêchait pas de savoir réfléchir, apparemment. - La deuxième a l'air plus simple, fit Malandrin. - Tordue comme son créateur quand même. - Ne vous laissez pas impressionner. - La première me semble étrange. - A moi aussi, mais il ne doit y avoir qu'une minuscule astuce pour la déchiffrer, fit Malandrin. Que vous a-t-il dit ? - L'Evaluateur ? (Malandrin hocha la tête en signe d'approbation.) Que j'étais devenu votre allié, et que nous allons survir ensemble ou mourir ensemble."
Malandrin ne réussit pas à adresser la moindre réponse. Il était profondément attristé par la situation, mais ne pouvait pas adresser ses excuses au Samaritain : tout cela n'avait été qu'une erreur de jugement de sa part, mais si la vie de Lanvois était menacée, c'était uniquement à cause de cet enflure d'Evaluateur qui avait encore bidouillé les règles comme bon lui semblait. Il jeta à Lanvois le regard le plus naturel et honnête qu'il avait en stock en ce moment précis (et qui ressemblait, vu de l'extérieur, à un mélange d'exaspération, de désespoir, de regrets et de sympathie ; sans doute un des regards les plus étranges du monde).
"Vous voulez une cigarette ? finit-il par lâcher. - J'ai arrêté de fumer il y a quelques années, mais oui, j'en veux bien une."
17:39:27
Tandis que Malandrin planchait sur les suites, commençant par la première qui ne lui semblait pas la plus difficile, Lanvois se morfondait en silence, aspirant de nerveuses bouffées de la fumée de sa cigarette. Lui qui n'avait jamais fait de mal à personne, il se retrouvait expédié contre son gré dans une histoire qui le dépassait totalement, et menacé de mort qui plus est. Les étapes archétypiques, décriées par tout bon psychologue, de l'acceptation de l'idée de sa propre mort, défilaient dans le désordre : il oscillait du rejet colérique à l'empathie désespérée à un rythme élevé.
Il tourna la tête vers Malandrin, qui réfléchissait ardemment sur ses suites et griffonnait des lignes entières sur son minuscule mouchoir surchargé. Entre deux âges, le visage usé, comme délavé, érodé par de nombreuses tempêtes - le genre d'estropiés psychologiques qui lui inspiraient naturellement confiance, le type qui semble avoir accumulé les tracas et les pas-de-chance, celui dont la troisième femme est partie avec le contenu des comptes en banque, le frigo et la voiture de sport. Sans doute un homme bien, en fin de compte.
17:47:19
"Lanvois ?" Un appel à l'aide presque désespéré. "Lanvois, j'ai besoin de vous."
Bastien Lanvois sortit de ses réflexions aussi vite qu'il s'en sentait capable et se colla à Malandrin, pour contempler le mouchoir en papier qui avait servi à noter les codes, et qui maintenant était recouverte de graffitis en tout genre qui se chevauchaient les uns les autres.
"Je bloque sur celui-ci, le troisième, je ne comprends rien, j'ai trouvé cette suite de lettres mais ça ne veut rien dire." Il paniquait, véritablement ; ses mains tremblaient, de lourdes gouttes de sueur trempaient ses tempes, il respirait fort, son nez sifflait. "Est-ce que ça vous rappelle quelque chose ? - Oui, ce sont des... Attendez, prenez un autre mouchoir et recopiez ça au propre s'il-vous-plaît."
Tandis que Malandrin se hâtait de recopier la suite de lettres qu'il trouvait incompréhensible, Lanvois l'observait avec, croyait-il, un fond d'amusement presque enfantin, quelque part sous son épaisse couche d'angoisse. Ce Malandrin, qui lui avait fait une heure auparavant la grande scène du flic froid et raisonné, semblait maintenant désarçonné, hésitant et tremblant comme un gosse.
"Tenez", fit Malandrin en lui tendant le mouchoir et le stylo, et tandis qu'il l'observait attentivement, sans en rater une miette, Lanvois rajouta quelques lettres, puis souligna chaque mot séparément en le faisant correspondre à un chiffre. Après quelques secondes, Malandrin approuva d'un signe de tête. Il arracha littéralement le stylo des mains de Lanvois, nota les trois nombres qu'il avait trouvés les uns sous les autres, non sans jeter un dernier coup d'oeil aux étapes de décryptage, et les somma rapidement.
17:50:49
Malandrin saisit sur le clavier les quatre chiffres qu'il avait finalement trouvés. Bonne réponse. L'Evaluateur, comme à son habitude, appela dans les quinze secondes suivantes.
"Beau travail, Malandrin, mais sans monsieur l'Instable vous seriez sans doute mort. Décidément, je ne l'aime pas beaucoup, celui-là. En passant, ce nouveau nombre est un code ISO, très connu d'un ami à moi. Bref. Je comptais vous laisser une heure pour la prochaine, mais je pense que je vais quand même vous accorder quelques minutes de repos. A tout à l'heure."
Il raccrocha sans aucune forme de procès.
"Qu'est-ce qu'il a dit ? - Qu'il nous laissait nous reposer quelques minutes."
Sans dire un mot de plus, Malandrin tendit une cigarette à Lanvois et s'en prit une. Ils restèrent tous deux assis à même le sol, regardant passer les hommes d'affaires, les enfants, les femmes enceintes - le cirque des humains leur paraissait ridicule, dénué de sens ; cependant ils l'apprécièrent tous deux, comme s'ils étaient persuadés qu'ils contemplaient le monde pour la dernière fois.
Malandrin sursauta quand le téléphone vibra. Il était exactement...
18:00:00
Question subsidiaire : pendant les neuf minutes que Malandrin et Lanvois ont eu pour se reposer, Malandrin a encore créé un haïku, qui évoquait la collaboration involontaire de Lanvois. Sauriez-vous en faire autant ?
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