Avec un peu de retard, voici l'avant-dernier épisode de Malandrin dans de sales draps. Amusez-vous bien.



LES EVENEMENTS RELATES DANS CE TEXTE ONT LIEU LE LUNDI SEPT JUILLET DEUX MILLE HUIT ENTRE DIX-NEUF ET VINGT-ET-UNE HEURES.


19:00:01

Lanvois lâcha précipitamment le col de Malandrin et fixea du coin de l'oeil les deux policiers qui s'approchaient d'eux. Aucun des deux ne saisit un talkie-walkie sur le trajet - visiblement, Malandrin faisait attention au même "détail".

"Grumblblblbcomagain-in-na-bistoufly ?" comprirent Malandrin et Lanvois de ce que leur dit un agent de police arrivé à leur hauteur.
"Qu'est-ce qu'il a dit ? fit Malandrin.
- A ton avis ? (Puis, se tournant vers les deux policemen :) It's alright, there's no problem, we were just... discussing something.
- This is not the matter, répondit l'autre agent, un petit moustachu à l'élocution beaucoup plus claire. You match the description of two suspects we have received from our headquarters, so we recommand you not to try to escape. Be quiet and show your IDs, please.
- Késkidi ? fit Malandrin.
- Il veut nos papiers.
- Merde.
- On fait quoi ? On leur rentre dedans ?
- Le grand blond a déjà la main sur sa matraque.
- Shut up and show your IDs", fit le moustachu en se rapprochant. Il n'eut pas le temps de rajouter "please" que Malandrin l'assommait d'un coup de poing savamment placé.

19:03:21

"On est sur quelle rue, là ? fit Lanvois en courant droit.
- Aucune -- putain d'idée, répondit Malandrin, un peu plus essouflé que son comparse, et zigzaguant légèrement dans sa course.
- Ca va, ton crâne ?
- Ca va.
- Désolé de ne pas avoir -- réagi assez tôt.
- Pas grave -- j'ai la sale -- habitude de -- tout faire sans prévenir. (Il s'essuya la tempe d'un revers de la main ; un peu de sang fut ainsi enlevé de la surface d'une petite protubérance, sans doute une future bosse.) Un bon coup de matraque -- bien placé -- nom de nom."

Ils tournèrent à gauche, au hasard.

"Il faut qu'on se planque quelque part, cracha Lanvois.
- Au milieu de la foule -- là-bas", fit Malandrin.

Ils se ruèrent vers le carrefour où les Londoniens s'agitaient en tous sens, et y attendirent en silence, planté devant une intersection, le nouvel appel de l'Evaluateur.

19:09:21

"Rebonjour, messieurs. J'ose espérer que cette petite cavalcade vous a relaxé.
- Enormément, répliqua Malandrin froidement, nous voilà rassérénés.
- Ca tombe bien, vous allez avoir de la route à faire.
- Sans blague ?
- Vous êtes décidément incorrigible, Malandrin. Je pourrais vous accorder une pénalité supplémentaire, mais cela reviendrait à signer votre arrêt de mort. Je vous épargnerai donc cette fois-ci. Je serai sans doute moins indulgent à l'avenir. Nous allons réviser un peu nos arts, si vous le voulez bien.
- Allons-y.
- Rendez-vous au Tate Modern Museum. Un homme habillé de rouge vous y attendra, portant avec lui le document qui vous dira où aller et que faire par la suite. Fin des instructions. Si vous n'avez pas entré le bon code à vingt-et-une heures précises, vous êtes morts. Tous les deux. Bon voyage. Je vous appelle à neuf heures ; pour l'instant, c'est l'heure de mon repas."

Clic.

"Et étouffe-toi avec ton sandwich, fils de pute.
- Wouah, fit Lanvois avec un air stupéfait. Tu as dû voir tous les films de Bruce Willis pour aussi bien imiter le flic superhéros. On va où ?"

19:14:03

Malandrin et Lanvois entrèrent paisiblement dans la rame de métro qui venait de s'ouvrir devant eux.

"Tu t'y connais en art moderne, toi ?
- Euh... hésita Lanvois dans un élan résolument conformiste. Un peu, oui.
- Ah. Parce que moi, non.
- Ah."

[NdA : veuillez excuser ces dernières lignes, sachez que je viens de changer de dialoguiste.]

"Tu penses que la prochaine énigme sera...
- Thématique ? coupa Malandrin. Oui, sans aucun doute. Et en art moderne, moi... A part deux tableaux de Dali et les boîtes de merde d'artiste de Piero Manzoni...
- Merde d'artiste ?
- Oui : Manzoni a sorti une série de petites boîtes de conserve étiquetées "mierda d'artista". Il y en a sans doute une au Tate Modern, d'ailleurs.
- Original."

Malandrin tâta, sur sa tempe droite, la protubérance ensanglantée qui grossissait encore.

"Je déteste taper des gens.
- Le mythe du super-flic à l'américaine se casse la gueule, là.
- Oui, je sais. Que veux-tu, habituellement, mon boulot c'est de décrypter des messages bizarres, suite à quoi j'envoie des équipes pour faire arrêter les suspects qui peuvent s'avérer dangereux. Il n'y a qu'un suspect que j'ai voulu aller interpeller tout seul dans ma vie, et il était déjà parti quand je suis arrivé. Enfin, elle.
- Et pourquoi tu y es allé toi-même ?"

Malandrin, décontenancé, baissa la tête et soupira. Ne pas penser à ça maintenant.

"Disons que... j'aurais voulu en parler avec elle. Je refusais d'y croire.
- A la Judge Dredd ?
- Quoi ? fit Malandrin en se tournant vers Lanvois.
- Dans le film Judge Dredd, il y a une scène où Stallone déclare qu'il a eu un seul ami dans toute sa vie, mais qu'il a dû l'exécuter."

Malandrin vacilla. "Quelque chose comme ça, en effet", bredouilla-t-il en regardant distraitement ailleurs.

La rame de métro s'arrêta, et Malandrin sortit du ventre du train, la tête ailleurs. Sur le reste du trajet, tandis que Lanvois révisait ses connaissances en art moderne, il ne fonctionna qu'aux réflexes, suivant Lanvois sans y penser, accélérant quand il accélérait, ralentissant quand il ralentissait. Il avait remis le doigt dans son pire engrenage.

19:33:16

A peine furent-ils arrivés tous deux devant l'imposant musée qu'un jeune homme en T-shirt rouge, faisant mine de bousculer Malandrin, lui remit un papier. Malandrin, ne se fatiguant même pas à tenter de retenir le visage du jeune homme, regarda la feuille :

  2 - 11

  1 - 12

  5 - 12

  5 - 6

  7 - 12

  2 - 7

"Euh... Lanvois, ça te dit quelque chose ?
- Appelle-moi Bastien, et je ne connais que les deux premiers.
- Bien, allons demander aux gens ce qu'ils en pensent."

19:44:20

"Alors, Malandrin ?
- On en a 5 sur les 6, et je ne sais pas quoi faire de ces nombres.
- Ca doit se référer aux noms des artistes plutôt qu'aux noms des oeuvres.
- Pourquoi ?
- Parce que ce sont les mêmes dans toutes les langues."

Malandrin hésita quelques secondes.

"Ah oui, pas bête", lâcha-t-il finalement.

19:46:17

"C'est quoi, un MUUM ?
- A ton avis ?
- Ah ben oui, en ajoutant... Oui, ça se tient. Bon, c'est où, ça ?"

19:50:57

"Quatre minutes pour obtenir un chemin, quand même... lâcha Malandrin dans un souffle, tandis que lui et Lanvois couraient vers une station de bus.
- Et les flics qui sont après nous.
- Et cette bombe qui risque de me décapiter.
- Et ma propre vie qui est en jeu.
- Et cet auteur merdique.
- Tu as raison, j'ai toujours détesté les textes pleins d'élisions. Autant faire un roman-photo, à ce moment-là."

20:03:16

Malandrin et Lanvois entrèrent dans le grand bus rouge qui devait leur faire traverser une partie de la ville.

"On l'aura attendu quelque temps, celui-là", fit Lanvois ; ce à quoi Malandrin ne prit même pas la peine de répondre. Ses pensées retournaient au vinaigre, ce qu'il appréciait fort peu. Lanvois le voyait soucieux depuis quelques minutes, tandis que lui-même se sentait bizarrement un peu plus confiant que quelques heures auparavant.

"Allez, t'en fais pas. On va y arriver, j'en suis sûr.
- Pourquoi ?" fit Malandrin timidement. Lanvois ne trouva pas de réponse ; on n'explique pas une conviction ; on la ressent, c'est tout.

20:25:47

Tandis que Malandrin et Lanvois approchaient du lieu du prochain rendez-vous, ils virent au loin des cortèges entiers d'agents de police dans les rues, sur les ponts...

"Que font-ils tous là ? fit Lanvois avec inquiétude (ses mains commençaient à trembler).
- Je n'en sais rien, mais il va falloir qu'on ruse pour passer, répondit froidement Malandrin.
- J'espère qu'ils ne nous auront pas.
- Du calme, Lanvois.
- J'ai peur, merde ! Ca ne t'arrive jamais d'avoir peur ? Arrête de faire ton super-flic hollywoodien !"

Du calme qui résidait encore en lui quelques minutes auparavant (une sérénité apparemment aveugle, inconsciente de tous les enjeux et des difficultés de leur parcours), il était passé soudain à une peur-panique qui ressemblait à s'y méprendre à un retour immédiat à la réalité ; il venait de descendre d'un nuage qui le reposait, le réconfortait. Il avait fui en esprit un monde qui le terrorisait, une réalité qui lui donnait la nausée, pour se réfugier dans une bulle mentale, et la dislocation soudaine de cette carapace le désarçonnait totalement. (Malandrin n'avait jamais suivi de cours de psychologie, mais d'expérience il jugeait qu'il en savait suffisamment sur la panique.)

"Du calme, Lanvois, fit-il en maîtrisant sa voix. La situation n'a pas changé ces dix dernières minutes. Et il n'y a pas de raison que nous n'y arrivions pas."

Bastien Lanvois était au bord des larmes ; il demanda d'une voix tremblotante :

"Qu'est-ce qu'on peut faire contre Lui ?
- Aller chercher ses énigmes, les résoudre, mettre les réponses sur un papier, en faire un rouleau, et lui enfoncer bien profond dans son petit cul de sadique téléassisté."

Lanvois sourit faiblement. Il sembla un moment à Malandrin qu'il jouait dans cette scène le rôle d'un père, et bien que ce rôle ne l'amusât pas vraiment, il le prit à coeur. Il voulait par-dessus tout revoir Camille, même derrière des barreaux ; il se sentait coupable à l'idée qu'elle serait sans doute incarcérée "par sa faute", et son simple souvenir lui faisait du mal ; il n'en était que plus difficile pour lui de feindre la sécurité et l'assurance du "père idéal" devant Lanvois, et cet effort l'usait. Il s'y tint néanmoins. Il ne voulait pas perdre un ami, alors qu'il avait déjà perdu un amour. Il ne voulait plus rien ajouter à la pyramide de sa culpabilité.

"Suis-moi."

Il guida Lanvois dans de nombreuses petites rues, contournant savamment les artères fréquentées où les forces de police étaient légion. S'ils s'étaient tous deux comportés comme de parfaits passants, anodins et insignifiants, il y aurait eu fort à parier qu'aucun flic ne les aurait détectés ; les policiers savent détecter des comportements anormaux, mais ils ne passent aucun concours de physionomie ("et encore moins de tests de QI", rajouta Malandrin en son for intérieur, non sans ironie). Ceci étant, la peur-panique qu'aurait ressenti Lanvois, ne serait-ce qu'en passant à proximité d'un agent, les aurait grillés tout de suite.

Bien que le sens de l'orientation de Malandrin fut performant, la géométrie pour le moins incertaine des artères londoniennes rallongea notablement le trajet. Ils abordèrent le versant le moins exposé de leur lieu de rendez-vous à

20:38:21

"Ne t'en fais pas, il n'y a pas un rat par ici. Quelques bêtes passants, mais pas un képi à l'horizon. Pour la suite des opérations, suis-moi de loin. Si tu vois passer un flic, ne panique surtout pas. Aucun d'entre eux ne te repèrera si tu restes calme et à peu près naturel. Assieds-toi quelque part, fais mine d'attendre quelqu'un, comme n'importe quel badaud. Tu n'es pas un criminel en série, et les keufs ne sont pas des agents du FBI. Ils n'ont reçu aucun portrait-robot de toi, sans doute aucune description non plus, et ils sont là pour assurer la sécurité civile, pas pour interpeller des suspects."

Malgré les belles paroles de Malandrin, Lanvois semblait fébrile. Il approuva le monologue de Malandrin d'un discret hochement de tête, mais sa nervosité se sentait à cent mètres.

20:40:53

Tandis que Lanvois, assis en tailleur à même le sol, regardait nerveusement dans toutes les directions en faisant tressaillir nerveusement ses jambes, Malandrin remontait le col de son pull avant de se diriger vers le lieu du rendez-vous. Il étouffait sous ce pull, mais il fit ocmme si de rien n'était. Il espérait que Lanvois, tendu comme il était, n'allait pas tout faire rater en attirant l'attention d'agents de police.

Il attendit plusieurs minutes, durant lesquelles l'agitation de Lanvois croissait visiblement (et sa propre nervosité aussi), avant qu'un homme vêtu de rouge n'arrive. Il lui donna une feuille A3 pliée en huit, et prit le temps de lui faire un petit clin d'oeil très ironique.

20:45:21

Malandrin revint calmement vers Lanvois, qui lui sauta littéralement dessus.

"Ca y est ? Tu l'as ? Tu l'as ?"

Un agent de police, non loin d'ici, fut vaguement intrigué, mais sans plus. Il s'amusa de cette manifestation imprévue de joie et continua paisiblement sa ronde.

Malandrin déplia la feuille sous le regard attentif de Lanvois.

L'exposition en cours ici a pour thème les objets valant moins de cinq dollars. Les deux énigmes mathématiques qui suivent restent sur ce thème. Vous obtiendrez deux réponses différentes ; à vous de chosir la bonne.

1) J'ai acheté récemment un couteau de cuisine, une machine à café, une montre à quartz, une brosse à récurer les toilettes et une paire de gants de protection. L'ensemble "couteau de cuisine et montre à quartz" coûtait autant que l'ensemble "machine à café et brosse", qui coûtait lui-même autant que la paire de gants. Le couteau et la brosse coûtaient ensemble 4 dollars et 20 cents ; la machine à café et la montre coûtaient ensemble 9 dollars ; la montre et la brosse coûtaient ensemble 6 dollars. Combien le tout m'a-t-il coûté en cents ?

2) J'ai acheté récemment un couteau de cuisine, une machine à café, une montre à quartz, une brosse à récurer les toilettes et une paire de gants de protection. La machine à café coûtait deux fois plus cher que le couteau, et la montre coûtait deux fois plus cher que la brosse. La paire de gants valait autant que le couteau et la brosse ensemble. La machine à café et la montre coûtaient ensemble 9 dollars et 80 cents. La montre et la brosse coûtaient ensemble 6 dollars et 30 cents. Combien le tout m'a-t-il coûté en cents ?

Bonne chance.

"Youpi, des maths, fit Malandrin en ouvrant le carnet de notes qu'il avait gardé avec lui.
- Comment tu fais ça ?
- Basiquement, tu prends une variable pour chaque objet, et tu exprimes chaque phrase par une équation. Tu obtiens un système d'équations à résoudre, et paf."

20:53:41

"Voilà les solutions des deux, fit Malandrin.
- Et ?..
- Et aucune des deux ne respecte le thème des énigmes. Regarde."

Malandrin montra à Lanvois les deux ensembles de cinq valeurs qu'il avait trouvés.

"Ah oui, regretta Lanvois, ça dépasse, là."

Ils restèrent ainsi, en chiens de faïence, durant de longues secondes, contemplant les valeurs avec anxiété.

"Qu'est-ce que c'est que ce bordel ? s'énerva Lanvois. Merde, merde, comment on va faire ?!
- Du calme, Lanvois."

20:56:59

Malandrin venait de vérifier les valeurs qu'il avait trouvés, ainsi que l'unicité de la solution de chaque système. Il tournait en rond. Pendant ce temps, Lanvois, visiblement paniqué, tournait en rond ; sans même s'en rendre compte, il répétait à haute voix "il doit forcément y avoir un truc, il doit forcément y avoir un truc".

Soudain il sembla tilter ; il se rua sur Malandrin et lui arracha le carnet des mains.

"Putain, Lanvois, qu'est-ce que tu fous ? cria Malandrin sous l'effet de la surprise.
- Cette variable, là, fit Lanvois en désignant une valeur, elle correspond à quoi ?
- C'est la... ah mais attends... (Malandrin venait de tilter lui aussi.) La voilà, l'astuce ! Les valeurs sont toutes bonnes, du coup !"

Et Malandrin courut vers la vitre la plus proche pour entrer sa solution.

20:57:33

Petit déclic. Malandrin réprima difficilement un cri de joie et serra Lanvois dans ses bras.

Cette scène d'un romantisme absolu fut interrompue par la sonnerie, plus irritante que jamais, du téléphone portable de Malandrin.

"Belles réjouissances, fit immédiatement l'Evaluateur. Le nombre que vous avez trouvé est l'année de naissance d'un très cher ami à moi, dont je vous ai sans doute déjà parlé. Mais ce n'est pas fini. Vous arrivez désormais à la dernière étape, et elle va vous faire courir et cracher vos poumons, croyez-moi. Les règles changent légèrement : à chaque fois que je vous donnerai une énigme, vous devrez la résoudre dans un temps très limité. Si vous ratez, poum. Si près du but, ce serait dommage, n'est-ce pas ? Quoi qu'il en soit, le jeu s'arrête au plus tard dans une heure. Et croyez-moi, ce sera l'heure la plus éprouvante de vos deux vies. Voici les premières instructions : allez aussi vite que vous pouvez dans la direction ouest-nord-ouest. Si vous ne suivez pas cette directive, vous n'arriverez jamais à temps à notre dernier lieu de rendez-vous ; aussi, je vous prie de me faire confiance et de commencer à courir. Pourquoi courir, me direz-vous ? Parce que je vous interdis d'utiliser les transports en commun, les voitures individuelles, les scooters, les vélos, les trottinettes, et tout autre moyen de transport motorisé ou non. Si vous tentez de vous déplacer d'une quelconque autre façon qu'à pied, je vous tue. Je vous rappelle dans dix minutes."

21:00:00



Nota Bene : le nombre trouvé est aussi le nom d'un groupe de rock progressif que je vous recommande chaudement.

www.myspace.com/****theband