Et d’abord, demandons à la littérature de nous présenter la science, et ceux qui la font. Car la tour d’ivoire est pauvre en miroirs. Et les scientifiques ne connaissent guère leur image. Il est heureusement des livres où trouver ces reflets. Et si d’aucuns jugent ces miroirs déformants, c’est peut-être qu’ils ne sont que grossissants et mettent précisément en lumière les traits les plus caractéristiques de leurs objets — traits qui n’ont aucune raison d’être les plus flatteurs.
On sait le poids croissant que la science a exercé sur la culture au dix-neuvième siècle, et comment on lui a reproché d’étouffer la sensibilité, de désenchanter le monde, de trivialiser toute aspiration morale ou esthétique. Flaubert, plus que tout autre, témoigne de cette emprise, en même temps qu’il la met à distance. Rappelons nous ainsi quelques articles du Dictionnaire des idées reçues :
“ MATHÉMATIQUES : dessèchent le coeur. ”
“ SAVANTS : la science infuse. Puits de science. Pour être savant, il ne faut que de la mémoire. Les blaguer. ”
“ SCIENCE : par rapport à la religion : “un peu de Science en écarte, beaucoup y ramène”. ”
(On reviendra d’ailleurs plus bas sur les rapports entre science et religion). Sait-on aussi que nous devons à Flaubert l’une des plus savoureuses versions de l’anecdote si connue de “l’âge du capitaine”, qui concentre à l’extrême la représentation mythique, à la fois dédaigneuse et effarouchée, que le commun se fait des mathématiques ? C’est Stella Baruk, qui dans l’un de ses ouvrages sur l’enseignement des mathématiques intitulé justement L’âge du capitaine, a retrouvé cette lettre du jeune Gustave, souffrant “ de quoi se faire crever ” à “ barbouiller du papier avec des chiffres ” lorsqu’il prépare son baccalauréat, lettre adressée à sa soeur Caroline, le 15 mars 1843 :
“ Je vais te donner un problème : un navire est en mer, il est parti de Boston, chargé d’indigo, il jauge deux cents tonneaux, fait voile vers le Havre, le grand mât est cassé, il y a un mousse sur le gaillard d’avant, les passagers sont au nombre de douze, le vent souffle N.E.E.[sic], l’horloge marque trois heures un quart d’après-midi, on est au mois de mai... On demande l’âge du capitaine. ” (in Baruk, 1992 a)
J’ai d’ailleurs longtemps cru que Flaubert avait réellement inventé cette sotie, avant que d’en entendre une version rare et sensée — je veux dire, admettant une réponse logique, quoique non mathématique —, et dont l’occultation par Flaubert ne rend que plus significative la perte de sens induite par la terreur mathématique 2 .